Jean-Samuel Kriegk (Auteur du livre Art Ludique): “Le jeu vidéo a-t-il sa place au musée?”

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Jean-Samuel Kriegk, auteur du livre Art Ludique (Sonatine Editions) revient sur les incursions récentes des jeux vidéos dans le monde des musées et s’interroge sur les objectifs et les résultats de ce rapprochement.

Jamais le jeu vidéo n’a été autant exposé qu’aujourd’hui. Si ce média désormais quarantenaire a dû attendre 2002 pour voir la première exposition ambitieuse consacrée à son histoire (Game On, présentée à Londres puis au Tri Postal de Lille), les initiatives se multiplient depuis quelques années dans des lieux prestigieux. Par exemple Museo Games, organisé par l’association Mo5 au Musée des Arts et Métiers de Paris en 2010. Ou plus récemment Game Story, accueillie au monumental Grand Palais (2011), là encore en partenariat avec Mo5. Pour la première fois un établissement public de premier plan s’ouvrait à cet art populaire qu’est le jeu vidéo.

Ces expositions, si elles ont le mérite d’exister, présentent toutes la limite d’envisager le jeu vidéo à travers l’angle exclusif du rétrogaming. Elles se contentent d’exposer des consoles et des jeux de toutes les époques, et la plupart du temps permettent au visiteur de jouer pour revivre l’expérience d’incunables comme Pong (1967), Pac-Man (1980) ou le premier Super Mario Bros. (1985). Pour beaucoup, et notamment les plus jeunes, c’est la seule façon aujourd’hui de découvrir ces jeux puisqu’à la différence de la littérature ou de la musique le jeu vidéo a le malheur d’être un art éphémère. Reposant sur l’interactivité entre une personne et l’intelligence artificielle d’une machine, il s’adapte en effet aux capacités informatiques de son époque, et évolue comme elles à très grande vitesse. On compte déjà huit générations de consoles de jeux, un nouveau cycle venant de démarrer avec le récent lancement des Wii U, Xbox One, et PS4. Problème: ces machines ne sont jamais rétrocompatibles, et lorsqu’on remplace une console on ne peut plus jouer au catalogue de jeux associé.

Le rétrogaming a donc une grande vertu: prolonger la vie de chef d’œuvres du jeu vidéo et les apporter à un nouveau public. Mais une exposition ne peut se limiter à cela. À titre de comparaison, c’est un peu comme si l’exposition Walt Disney au Grand Palais s’était limitée à la diffusion des films emblématiques du célèbre réalisateur et producteur au lieu de faire découvrir les peintures, esquisses et autres œuvres préparatoires réalisées par les artistes du studio en regard des grandes œuvres de l’histoire de l’art qui les avaient influencés.

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Aujourd’hui, c’est Jeu vidéo, l’Expo qui fait l’actualité. Ouverte depuis le 22 octobre à la Cité des sciences et de l’industrie, elle peut être visitée jusqu’au 24 août prochain. Réussit-elle à éviter l’écueil du rétrogaming pour proposer une exposition consacrée véritablement à l’art qu’est le jeu vidéo? Hélas, pas vraiment. Certes, elle présente une création interactive permettant de traverser (par le jeu) quarante ans d’histoire du gameplay. Une réussite. Elle propose aussi un espace de contemplation, allongé sur des fauteuils inclinés, de séquences oniriques de jeux vidéo ayant marqué l’histoire par leur ambition plastique et leur immersion émotionnelle comme Shadow of the Colossus ou Journey, et plus loin un jeu vidéo sans image où l’on s’oriente avec le son. Une façon pertinente de souligner qu’au-delà de l’interactivité le jeu vidéo sollicite les sens et l’imagination, et qu’il donne à rêver. C’est le début de définition d’une œuvre d’art. L’exposition présente enfin en partenariat avec le SELL, syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, des bornes sur les métiers du jeu vidéo, son économie, ou une présentation du phénomène des “serious games”. Au-delà de ces spécificités, on retrouve les éternelles bornes de rétrogaming (curieusement on joue au premier Sonic avec une manette X-Box), les vitrines Mo5 et d’affreux présentoirs de figurines et produits dérivés. Pas grand-chose d’autre, sur un espace assez ramassé (600 m²). En bref, une exposition parfois intéressante mais qui aurait pu faire bien mieux.

Il reste donc encore à imaginer la première grande exposition d’art consacrée au jeu vidéo, qui s’intéresserait à ses créateurs, qui donnerait à découvrir “concept art”, peintures numériques, études de personnages, vidéos d’animations et musiques. Une exposition qui prendrait le temps d’expliquer le game design et qui présenterait les nombreuses hybridations du jeu vidéo avec l’art contemporain. C’est le travail assez classique d’un musée, et il est curieux que personne n’ait encore pensé à exposer le jeu vidéo comme un art plutôt qu’une technologie.

Crédit photo: Eric Chahi, Peinture de couverture du jeu Another World 1991 acrylique sur carton
Crédit photo: Eric Chahi, Peinture de couverture du jeu Another World 1991 acrylique sur carton

Personne? Pas tout à fait! C’est une initiative beaucoup plus modeste mais à marquer d’une pierre blanche: le musée Fabre à Montpellier proposait jusqu’au 4 janvier dernier pour la première fois avec Jeu Vidéo et Art numérique une exposition de 21 œuvres préparatoires de concepteurs de jeux célèbres travaillant dans la ville comme Eric Chahi ou le studio Ubisoft (Lapins Crétins). À n’en pas douter, cette initiative inspirera de futurs projets de plus grande ampleur.

La preuve: en 2013, le célèbre Museum of Modern Art de New York a commencé à s’intéresser au sujet, et intégré à sa collection d’œuvres d’art une quinzaine de jeux vidéo, dont le fameux Another World (1991) d’Éric Chahi, emblématique de la “french touch” ayant fait l’histoire de ce média. Une très grande longueur d’avance sur les institutions et les musées français qui commencent à peine, et prudemment, à s’intéresser à la bande dessinée, un art qui a pourtant contribué à faire les grandes heures culturelles de notre pays au XXe siècle.

Article original publié sur Le HuffPost le 22/01/2014

Site web huffingtonpost.fr

Date de première publication sur le site du Clic: 28/01/2014

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