Suzanne Beer (Université Paris 8) : synthèse de la table ronde 1 des RNCI 2013

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Synthèse de la table ronde 1 « vidéo, 3d, jeux … nouveaux contenus, nouvelles narrations et nouvelles écritures au service de la communication et de la médiation » par Suzanne Beer, doctorante en Arts Numériques, (Université Paris 8) et agrégée de Philosophie.

Le modérateur Gonzague Gauthier, chargé de projets numériques au Centre Pompidou présente le thème de la 1ère table ronde. Le changement d’écriture advient parallèlement aux changements de société. Les supports d’écritures changent également. La question se pose alors de connaître l’impact sur les publics, d’évaluer la transformation des expériences, des pratiques, ainsi que les publics. Il s’agit de se pencher sur ces nouvelles expériences de transformation des types d’écriture, leur qualités stratégique, médiatique, scientifique.

PRESENTATIONS INDIVIDUELLES

Sylvain Besson, responsable depuis 2007 du service Inventaire-Documentation du musée Nicéphore Niepce à Chalon-sur-Saône, a été également chargé d’un projet lié aux nouvelles technologies, dont il a fait une présentation. Ce musée se concentre sur les ressorts de la photographie depuis Niepce jusqu’à l’image numérique.

Il s’agit d’une commande de la ville pour y faire un festival en septembre 2010, ainsi que d’un appel à projet du gouvernement dans le cadre du développement de l’usage des moyens numériques. L’idée a été d’inventer un système médiation, qui ne soit pas un guide touristique ni patrimonial, mais qui mette en relation avec les chalonnais avec eux-mêmes. La réponse a été « Loc-at » , une installation de type ludo-éducatif en réalité augmentée. Des bornes interactives ont été disposées dans des lieux clés de la ville. Une application pour smartphone a été créée, lisant le QR code des borne reliant aux supports multimédia de la collection du musée. Elle était alors géolocalisée et une série de 10 scénarios lui étaient alors proposés sur les 85. Chaque scénario est très rapide, il consiste en une image et dix mots. Il y avait aussi un kiosque avec des projections sur chaque face, mais sans aucune interactivité.

D’emblée, l’angle d’attaque de « Loc At » ne vise pas le public touristique, ni les trajets patrimoniaux. Il s’en démarque par sa cible et sa thématique à teneur sociale: le Chalon anodin pour les citoyens ordinaires. Il a été conçu dans le but de faire connaître la ville sous l’angle de ses habitants, passés et présents, à ses habitants, et éventuellement au touriste de passage. Ce projet a permis une ouverture innovante des archives photographiques dans l’espace urbain contemporain, en proposant une activité à tendance artistique, la déambulation citadine chère aux situationnistes, ainsi que la notion de décalage, d’inactualité, avec le mode de surimpression virtuelle de photographies d’une autre réalité (celle portée par les photos du musée) dans la réalité présente.

L’étude sur les résultats de l’expérience à partir d’une enquête à laquelle 500 utilisateurs ont répondu. Elle a montré une grande satisfaction de ceux qui ont utilisé l’application, mais également plusieurs difficultés non anticipées. De mauvaises conditions météo, certes, ont freiné l’accès du public sur le plan quantitatif, mais surtout le manque d’équipement de la population en smartphone de toute marque. Il est également apparu, pour ce projet, une fracture générationnelle, avec une majorité de « digital natives ».

Isabelle Roby, administratrice de l’ Abbaye Jumièges , présente le projet « Jumièges 3D » en réalité augmentée, qui prend place dans les ruines actuelles du monument. Attirant les romantiques par la splendeur de ses restes qui poussent à la méditation sur les limites des entreprises humaines, même celles destinée à un être divin, la lecture des lieux est peu aisée pour le chaland.

Une commande paraît en 2012, de voir Jumièges reconstruit. Or, Jumièges date du 7ème siècle, et a été reconstruit sur 9 siècles. Il est donc matériellement impossible de le reconstruire selon une reconstitution complète, puisqu’il y aurait des chevauchements temporels à mettre en place. De plus, le coût de l’ouvrage serait rédhibitoire, surtout pour le petit budget de l’Abbaye. L’administration a donc opté pour une reconstitution en 3D des différents états de l’Abbaye à travers les siècles.

Des équipes multidisciplinaires ont été réunies pour mettre au point une application sur tablettes. Les travaux des historiens, archéologues, chercheurs, conservateurs, les prises de références par les architectes, ont été utilisés par des graphistes pour élaborer des rendus en 3D avec une restitution panoramique des différentes zones sur 360°. La numérisation grâce à des scanners laser 3D des bâtiments existants a été effectuée, des prises de vues photographiques classiques et à 360°, qui ont abouti à la modélisation architecturale 3D, sa texturisation et la réalisation des éclairages. La date de référence prise a été l’aspect du cloitre avant sa destruction, avec un aspect d’architecture du gothique tardif proche de la renaissance. L’abbatiale est une nef immense de 25m de hauteur sous plafond, et des tours de 50m. Actuellement, elle est entièrement ouverte. Sa reconstruction montre une nef romane suivie d’un chœur gothique.

« Jumièges 3D » vise à démocratiser l’accès au site. Trente tablettes sont mises à la disposition du public, s’il n’est pas son propre équipement, munies de caméras, boussoles, gyroscopes et GPS. Sinon, une application est téléchargeable sur l’AppStore, mais pas encore pour Android. Elles permettent la visualisation de la restitution in situ avec un taux de transparence réglable, pour passer de la vision réelle à l’augmentée en ménageant un effet d’immersion. Un bouquet de cinq objets numériques par emplacement apportera des informations complémentaires, sous la forme d’un commentaire audio, d’une interview, d’un zoom sur un élément particulier du décor. Pour chaque point, apparaîtront la fonction, l’architecture et l’histoire du lieu.

Le projet part d’une volonté explicite de ne pas s’adresser exclusivement aux scientifiques, mais au grand public. Il n’y a d’ailleurs pas eu de grande équipe de recherche scientifique, ni de longues périodes d’études, mais l’Abbaye n’en a pas pour autant manqué. Pour autant, tout ce qui est montré est validé par le comité scientifique, la reconstitution ayant également servi de plateforme d’expérimentation des hypothèses à leur service.

L’équipe est composée de Art Graphique Patrimoine pour la numérisation, de AXYS qui réalise l’application interactive et les graphismes à partir des résultats du conseil scientifique, et GMT editions, spécialistes de l’e-tourisme et des applications mobiles. Le montage du projet ne fonctionne pas à partir d’idées précises de ce qui peut être fait. Il y a de lourdes contraintes de budget et de délais. De surcroit il ne peut se reposer sur aucune référence. La comparaison, en particulier avec Cluny, n’est pas valable, à cause de la disproportion des moyens financiers. Le projet est monté ensemble sur six mois, sans feuille de route trop précise, fait un peu au jour le jour.

Claude Farge : directeur des éditions et transmedia d’Univers Science, montre plusieurs applications faites ou projetées pour la Cité de la Science et de l’Industrie ainsi que le Palais de la Découverte, en se concentrant sur le rapport transmedia des supports. Ainsi, l’exposition « Léonard de Vinci, projets, dessins, machines », est liée à l’application « La machine à rêves de Léonardo Da Vinci» sur iPad, à un livre jeunesse : « Rêves et inventions », chez Casterman, à une application découlant de ce livre, « Voler, un jeu d’enfant ! Avec Léonard de Vinci », ainsi que les dispositifs interactifs de l’exposition et de son site internet . Il recherche les causes du succès ou de l’échec de ces différents moyens de médiation.

L’application pour iPad graphique « La machine à rêves de Léonardo Da Vinci » connait une grande réussite. Au bout d’un mois de lancement, elle avait déjà été téléchargée plus de dix mille fois. Œuvre ludique et culturelle, ayant recours au gyroscope, au multitouch, toute en émotion, elle résulte de la coopération artistique de Nicolas Clauss (graphisme) et Jean-Jacques Birgé (musique), répondant à un appel à projet sur la scène nationale lancé par la Direction des éditions et du transmédia,. Ne faisant pas appel à un mode didactique, elle se distingue des animations interactives réalisées par Dassault Système, présentes sur les lieux de l’exposition, dont le but est de transmettre la connaissance technique et historique de Léonard de Vinci en tant qu’ingénieur et de ses inventions.
« La machine à rêves de Léonardo Da Vinci » est organisée autour de 3 tableaux qui se découvrent l’un après l’autre. D’abord, la » boîte à secrets », sorte de puzzle où le jeu consiste à jeter tous les fragments de manuscrits, le dernier restant se développant en un rêve multimédia ; « le projecteur de rêves », caresse d’écran suivie de transformations de l’ambiance sonore ; « la Renaissance » , diverses déformations des images en interaction avec l’ambiance sonore du peintre ; enfin, « Attraper les rêves et les partager », des possibilités de capturer des écrans des rêves.

Il est difficile de connaître les raisons du succès, car il est assez difficile de franchir le mur de l’AppStore ne serait-ce que pour connaître le taux de téléchargement. Il reste à supposer que l’application apporte un complément en harmonie avec le contenu de l’exposition, voire que son succès en est indépendant et ne repose que la manière dont les graphismes, l’interactivité, et la musique animent une rêverie sur le thème du célèbre inventeur.

Une seconde tentative de composition multimédia se solde cependant par un échec. L’approche du public jeune se fait par l’édition d’un livre, « Rêves et inventions », chez Casterman, accompagné d’une application mobile, « Voler, un jeu d’enfant ! Avec Léonard de Vinci ». L’édition papier apport un franc succès, alors que l’application numérique se solde par un échec. Il est à supposer que cette dernière était dans un rapport de parallélisme trop étroit avec le contenu du livre, qu’elle le reproduisait au lieu de le compléter avec un autre mode d’écriture. Une raison financière est également significative : le manque de moyens par rapports aux projets couteux des concurrents n’a pas permis de se démarquer suffisamment.

Une prospective vient terminer l’analyse des médiations transmédia, celle de l’écriture non linéaire à concevoir. Ainsi, l’application pour une exposition future sur les jeux vidéo pour la Cité des Sciences et le Palais de la découverte, se fera par couplage avec les dispositifs interactifs assez sophistiqués conçus en interne et avec partenariat et, plus particulièrement, par le téléchargement d’une passerelle qui permettra de télécharger d’autres contenus ad libitum. Ainsi, l’écriture de l’application n’est pas ordonnés linéairement, mais selon un procédé de briques à intégrer au fur et à mesure d’un parcours construit selon la volonté du visiteur. En conclusion, Claude Farge professe sa foi dans le partage de l’expérimentation des innovations techniques du secteur culturel au sein de partenariats avec d’autres musées soit avec des PME&PMI créatives.

Roel Amit directeur numérique et multimédia du RMN GP, se concentre sur les contenus relationnels avec les publics diversifiés, et sur les transmédias, avec le partage des écritures entre les différents médias. Ainsi, l’application de l’exposition « La Bohème » au Grand Palais, consiste en une visite immersive intégrant une modalité à la manière de Google Art Project par la conception de l’espace 3D sur le mode des photos sphériques de Street View, permettant une vision à 360° de position en position. Un conférencier virtuel vient ajouter un sens d’immersion par une intégration en compositing d’une vidéo prise dans la réalité physique. L’application sur mobile et sur PC/ Mac ne reproduit pas une visite, mais la complète par un parcours choisit, dans lequel manque des salles. Cette restriction suit celle de toute conférence. Le choix et la réalisation sont dus à Jean Philippe Camus de l’agence Iconoclaste et la captation par Mosquito grâce aux subventions du Ministère dans son effort envers le multimédia.
L’exposition Hopper au Grand Palais est un autre exemple. S’affranchir de la linéarité du parcours livresque, écrit par Didier Ottinger, commissaire de l’exposition, est également un point important pour le transmédia, afin d’apporter plusieurs niveaux de lecture à partir de la visualisation d’un tableau dans l’exposition. Le parcours rhizomatique est privilégié dans ce cas, pour enrichir l’approche. Il y a un son en première approche, puis des explications sur l’inspiration, en second lieu dans le cas d’une recherche d’approfondissement, suivies d’autres points d’approfondissement, comme pour Hopper, quel est l’inspiration du contenu iconique dans la culture populaire, ou dans l’histoire de la peinture.

Côté relationnel avec le public, il faut faire une application participative pour la future exposition sur l’art cinétique au Grand Palais. Il s’agit de mêler des contenus dits « auteurs », les textes écrits par le commissaire, avec les points de vues du public, ainsi que l’adjonction d’un mur d’image. Ce choix de l’agrégation du point de vue subjectif est en accord avec la nature des œuvres exposées qui demandent elles-mêmes une participation physique du public pour atteindre leur contenu immersif.

Par conséquent, de par la non-linéarité obligatoire de l’écriture, le transmédia et les multimédia se distinguent radicalement des procédés de l’audiovisuel ou cinématographiques, même s’ils lui empruntent nombre de signes, tels que la référence à certaines émissions, l’usage de pastilles pour inscrire des renvois vers des explications. Mais le point commun est que les multimédias se situent dans le temps, le temps ne peut être abstrait, même s’il est organisé de manière rhyzomatique, hors de tout parcours obligé.

SYNTHESE DE LA TABLE RONDE

Lors de la table ronde, la spécificité de l’écriture pour la médiation par multimédia et transmédia tournent autour de la caractéristique centrale de l’interactivité tous azimuts qu’elles inscrivent. Les questions concernant la volonté de participation et le niveau de décision du public sont abordées, de la complémentarité ou de l’exclusivité par rapport aux autres supports éditoriaux au vu de son ciblage, ainsi que celle de l’évaluation de ses réactions. Sur un autre plan, les capacités de monter les projets participatifs sont interrogées. Enfin, la nouveauté du moyen virtuel pose la question de la manière ainsi que de la nature de la relation de médiation avec les personnes réelles.

La spécificité de l’écriture dans la médiation multimédia est immédiatement manifestée en relation avec l’audio-guide et son parcours obligé est éclaircie. Il ne s’agit pas d’une demande du public, mais des acteurs de la médiation, en réponse à un besoin de préserver la liberté des visiteurs, qu’ils ont expérimenté à leur contact. L’expérimentation de nouvelles formes d’écriture se passe bien, de l’avis général, car les équipes multimédia sont rodées à l’intégration de tout changement. Leur travail se situe toujours dans l’expérimentation des domaines numériques qui sont en évolution constante. La logique de transversalité entre les différents modes éditoriaux fait désormais partie du paysage, il s’agit toujours de créer une synergie entre les différents partenaires, dans un contexte d’interdisciplinarité de fait.

L’écriture est spécifique selon les supports éditoriaux car leur public diffère. Inversement, il y a une volonté de toucher tous les publics en les faisant varier autant que possible. Roei Amit explique que le catalogue ne poursuit pas la même cible que l’application. L’application a une approche où le contenu prime sur l’emballage et l’aspect physique. L’utilisateur a un rapport intime avec l’iPad ou le smartphone, qui ne va pas l’engager à sortir chercher dans un livre, selon Sylvain Besson et Isabelle Roby. Le catalogue n’obéit pas à la même logique, bien qu’il puisse être écrit par le même auteur, le concepteur de l’exposition. Il ne vise pas le même public. Une nouvelle idée fait surface pour la conquête d’un public encore vierge pour l’industrie culturelle, l’usage de la fiction. Cependant, chacun des protagonistes serait très favorable à son insertion, mais ne voit pas comment ce serait matériellement possible dans le futur proche. Seule Isabelle Roby s’y oppose, puisque la teneur de vérité du projet Jumièges est une priorité.

Concernant la participation du public dans une écriture collaborative, les positions divergent sur le rôle qui peut lui être apporté. D’une part, les équipes créatives sont avides des avis du public, qui leur permet d’évaluer leur projet et de mettre au point les prochains. La question de l’évaluation est une préoccupation centrale des acteurs de la médiation mais aussi des institutions, pour la raison supplémentaire des intérêts économiques en jeu. Les projets à petits budgets, comme Jumièges ou Lo cat, ne peuvent pas se permettre l’installation d’un tracking. En revanche le RMN et UniversScience ont une équipe dédiée à cette étude.

Si la question de l’évaluation nécessite l’acquisition du point de vue du public, celui-ci n’est, d’autre part, en général, pas directement recherché comme voie d’expression à l’intérieur des applications. A l’exception de Claude Farge, qui voit dans les FabLab une co-création permanente, la volonté de collaboration entre les médiateurs et le public n’est pas partagée. Cela n’est pas prévu, pour Isabelle Roby dans le projet de l’Abbaye Jumièges, dans lequel la relation est verticale. Le public est perçu lors de sa présence. Cette position rejoint elle de Roei Amit, qui inscrit la médiation multimédiatique dans un schéma pyramidal de même que pour Sylvain Besson qui perçoit les projets comme étant faits exclusivement en équipe.

La participation des équipes pour la conception des projets, de son côté, ne se fait pas très en amont, car les délais de commandes ne sont jamais très long. Il s’agit d’être très réactif, de se rendre capable par l’utilisation des réseaux, de trouver les relations nécessaires pour remplir les différentes fonctions. En particulier pour le cas du projet « Lo cat » de Sylvain Besson, il a été difficile d’atteindre une cohérence entre les images et les récits des témoins sur les lieux qu’elles représentent.

Enfin, le rapport entre la communication dite immatérielle, du moins délocalisée des médias numériques et les fréquentations des musées et expositions réels par des personnes physiques est évoqué. L’outil numérique permet d’entrer dans une relation avec le public plus en amont que les autres moyens de médiation, selon Roei Amit. Il permet de préparer une visite, et de la compléter après. Elle rend également possible la visite totalement virtuelle, car l’utilisateur est dans l’impossibilité de se déplacer, ou préfère la seule consultation sur internet. Une évaluation pour le RMN GP a montré que 15% des touristes venant de l’étranger ne vont pas se déplacer. L’intervenant précédent la table ronde, Martijn Pronk, éditeur web du Rijkmuseum a livré les résultats d’une étude montrant que trois millions de personnes avaient utilisé le Rijkstudio, pour un million de visiteurs dans le musée. Il est très difficile, vu tous les blocages de données de tracking par les différents serveurs comme l’AppStore, de connaître le rapport quantitatif et qualitatif entre fréquentation réelle et virtuelle.

Synthèse rédigée par Suzanne Beer (Université Paris 8)

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