Le musée n’est désormais plus une institution immuable dans le temps, un simple conservatoire du beau. C’est un espace de vie, d’expérimentations, incarnant une histoire connectée, questionnant le monde et entretenant un dialogue fécond avec la société. C’est un acteur qui participe aujourd’hui au débat public en tant que vecteur de savoirs à transmettre. Un lieu engagé, donc ? C’est précisément ce que l’essai « Pour un musée engagé. Transmettre, interroger, inspirer » (L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2025) met en lumière, explorant les démarches d’engagement des musées, qu’elles soient plus ou moins assumées par les institutions elles-mêmes. À travers de nombreux exemples des projets mis en oeuvre partout sur le territoire français et à l’étranger, Aurélie Clemente-Ruiz raconte les mille et une façons pour les musées de s’engager, et d’engager leurs visiteurs dans leurs réflexions. L’autrice, directrice du Musée de l’Homme, partage ici ses première réflexions.
[EVENT] À l’occasion de la sortie de l’ouvrage d’Aurélie Clemente-Ruiz, « Pour un musée engagé. Transmettre, interroger, inspirer », l’autrice échangera avec Cécile Debray, présidente du Musée national Picasso Paris, et Laurent Védrine, directeur du musée d’Aquitaine à Bordeaux, autour du rôle des musées dans nos sociétés. La conférence sera animée par Jérémie Peltier, co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès. Le 02 octobre 2025, 18h30-20h30. Fondation Jean-Jaurès, Cité Malesherbes, Paris, France. Gratuit. Conférence également transmise en direct sur Youtube. Rencontre en partenariat avec le CLIC.
Je travaille dans le monde des musées depuis plus de vingt ans. Vingt années à observer, écouter, apprendre et parfois douter.
Car le musée, cette institution que l’on croit immuable, n’a cessé d’évoluer, de se redéfinir, de se repositionner face aux attentes mouvantes de la société. Quand j’ai commencé, le musée était encore perçu par beaucoup comme un sanctuaire silencieux, un conservatoire du passé, réservé à une élite savante ou à des écoliers en sortie pédagogique. C’était un lieu de contemplation, de savoir, de rigueur. Aujourd’hui, il est devenu, ou du moins cherche à devenir, un espace de débat, d’interpellation, d’expérimentation.
Depuis vingt ans, j’ai vu se transformer en profondeur la façon dont on pense, conçoit et habite un musée. Ces anciens temples de la connaissance se sont ouverts à la parole des visiteurs. On ne vient plus seulement y admirer des œuvres ou y lire l’histoire officielle.
On y vient pour questionner, confronter, construire ensemble. J’ai vu apparaître des espaces de co-construction des expositions, des parcours pensés avec les publics, des rési- dences d’artistes. J’ai vu des conservateurs remettre en cause leurs propres pratiques, des équipes muséales se former à l’inclusivité, des artistes venir troubler les récits figés.
- Musée et engagement
Il y a vingt ans, le mot « engagement » n’était pas un adjectif accolé au musée. Aujourd’hui, il l’est souvent – parfois galvaudé, mais parfois assumé avec une véritable sincérité.
Engagé pour plus de justice sociale, pour l’environnement, pour la reconnaissance des mémoires plurielles.
J’ai vu émerger la question des restitutions, d’abord confidentielle, puis devenue centrale. J’ai entendu des voix longtemps ignorées se frayer un chemin dans la programmation : artistes femmes, artistes issus de communautés invisibilisées…
J’ai vu des médiateurs interroger leurs postures, des architectes réfléchir à la manière d’ouvrir physiquement les lieux, des commissaires d’exposition intégrer des récits en rupture avec les canons dominants.
- Des crispations et des oppositions
Mais j’ai aussi observé, dans le même temps, des crispations, des oppositions.
Le musée est devenu un espace de tensions symboliques : doit-il prendre position ou rester neutre ? Est-il encore possible de raconter une histoire commune sans effacer certaines voix ? Comment concilier exigence scientifique, reconnaissance mémorielle et attente de représentativité ?
Ces questions, je les ai vues surgir dans des réunions, des conseils scientifiques, des débats publics. Elles sont devenues omniprésentes, souvent inconfortables, mais nécessaires.
- Aujourd’hui, les musées font régulièrement la une de l’actualité.
Des œuvres sont prises pour cibles par des militants écologistes, les débats sur la restitution des objets issus de la colonisation s’intensifient, tandis que les coupes budgétaires fragilisent ces institutions.
Tout cela montre, d’une part, à quel point les musées sont au carrefour de nombreux enjeux et tensions de l’époque et, d’autre part, que leur rôle ainsi que leur portée symbolique sont de plus en plus complexes à appréhender dans nos sociétés contemporaines.
Dans un contexte politique mouvant, les musées se retrouvent souvent pris en étau. Certains voudraient qu’ils « prennent parti », qu’ils se positionnent sur tel ou tel sujet. Mais leur vocation n’est pas de faire table rase du passé. Au contraire, ils peuvent offrir un espace de mise en perspective, une chance de redonner du sens dans un monde saturé d’informations et de contradictions.
À l’instar de l’école, ils sont aujourd’hui au cœur des questions identitaires.
Car les musées incarnent une certaine légitimité : ce qu’on y expose, ce qu’on y raconte, participe à définir ce qui est considéré comme noble, fondateur, constitutif de chaque nation, de chaque culture, de chaque récit collectif.
Mais ce rôle de prescripteur n’est plus incontesté. Les musées sont devenus des champs de bataille symboliques. Le débat public se polarise, les extrêmes s’affrontent, chacun appelant à sa manière à la censure ou à la réécriture d’une histoire jugée plus juste, plus vraie, plus représentative. Quels artistes exposer ? Quels récits valoriser ? Ces interrogations traduisent les fractures profondes de notre époque.
En tant qu’observatrice et témoin privilégiée, il m’a semblé essentiel de proposer, à travers cet ouvrage, un portrait du monde muséal tel qu’il se dessine en 2025.
Avec ses héritages, ses limites, ses transformations, mais aussi avec l’engagement sincère de nombreuses institutions pour participer à la vie citoyenne.
Ce que je propose ici, c’est un état des lieux subjectif, assumé. Celui d’une professionnelle engagée, parfois inquiète, souvent émerveillée, toujours habitée par une même conviction : le musée, s’il accepte de se réinventer, peut encore être l’un des piliers de notre démocratie sensible.
Il ne s’agit pas de clore les débats, mais d’ouvrir un espace de réflexion : et si les musées, plutôt que d’être pris dans les polémiques identitaires, pouvaient incarner une autre ambition – celle de faire société ?
Publié dans la Collection Monde en cours créée par Jean Viard aux éditions © Éditions de l’Aube et Fondation Jean-Jaurès, 2025
Ouvrage édité par Manon Viard, dans le cadre d’une coédition dirigée par Laurent Cohen et Jérémie Peltier.
144 pages. ISBN : 978-2-8159-6874-4. Prix : 16€
ISBN 978-2-8159-6874-4
Table des matières
Avant-propos
Introduction. Le musée, une institution en mutation
1. Histoire et évolution du musée
2. Les musées face aux défis de l’accessibilité
3. Un musée n’est jamais neutre
4. Des typologies muséales à réinventer ?
5. De nouvelles formes de narration
6. Pour une muséologie sociale et durable
7. Un engagement politique et social pour agir sur le monde
Et demain ?
Bibliographie sélective
www.jean-jaures.org/publication/pour-un-musee-engage-transmettre-interroger-inspirer/
SOURCE : © Éditions de l’Aube et Fondation Jean-Jaurès, 2025
PHOTO du carrousel : Petit Palais. Vue de la galerie des sculptures © Paris Musées, Petit Palais / Pierre Antoine
Date de première publication : 15/09/2025
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