Jessica Fèvres – de Bideran: “La réalité augmentée en ville, un régime scopique patrimonial”

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Après un premier article consacré à la réalité augmentée dans les musées, Jessica Fèvres – de Bideran (Docteur en Histoire de l’Art) présente le dispositif de réalité augmentée déployée dans les rues de Bordeaux depuis septembre 2012.

“Plongez dans le passé”, Imayana, Bordeaux XVIIIe. Ville de Bordeaux.© Heritage Prod 201

 

Si la réalité augmentée demeure en cours d’expérimentation dans les musées, elle en est déjà au stade de l’exploitation dans les secteurs du tourisme et de l’ingénierie culturelle. Des applications de visite proposent d’ores et déjà des parcours à l’intérieur de monuments ou de villes, ponctués d’expériences plus ou moins immersives où la réalité augmentée intervient comme outil de révélation d’un passé à jamais enfoui.

La réalité augmentée en ville, une expérimentation en exploitation

A Bordeaux, un long processus de recherche et développement soutenu financièrement par la Région Aquitaine, a récemment permis la mise en application de ces grands principes pour réaliser une expérience de découverte en réalité augmentée de la ville de Bordeaux au XVIIIe siècle1. Inauguré pour les journée du patrimoine 2012, ce dispositif, intitulé Imayana, est défini par ses producteurs-créateurs2 comme un “spectacle culturel et ludique unique pour plonger dans le passé et faire revivre le Bordeaux du XVIIIe siècle“.

Pensé comme une machine à remonter le temps, cet outil mobile permet en particulier de superposer en temps réel des bâtiments disparus sur le paysage contemporain3. Si l’on voulait jouer sur les mots, bien plus qu’une réalité augmentée, il s’agit bien ici en fait de donner à voir une réalité diminuée ; pour représenter le passé, il est en effet nécessaire “d’effacer” le présent pour le remplacer par une figuration d’un état révolu d’un site ou d’un monument. Fortement scénarisée, cette pratique de visite s’inscrit dans un modèle d’appréhension du discours historique déjà connu et exploité par exemple dans les systèmes de médiation présencielle théâtralisée par exemple4 : la dimension ludique est omniprésente, les statues s’animent et les monuments se peuplent des hommes qui les ont habités, construits ou arpentés. En accord avec les grands principes de la patrimonialisation, le patrimoine est pensé comme une réserve de mémoires qui délivre des signes, des ”fantômes” et “des ondes provenant du passé“. Le projet assume en effet une part de création originale où les objets patrimoniaux se voient animés par une écriture qui exploite notamment l’humour. Une certaine théâtralité dans le discours et dans les phases d’apparition des expériences, le rythme de ces multiples séquences de découverte donnent ainsi vie au propos, et mettent, en quelque sorte, le visiteur dans la connivence : suivre ce parcours, c’est, semble-t-il, voir autrement la ville.

Le port de Bordeaux vers 1760. Animation de mascarons bordelais. © Heritage Prod 2012.

S’il est encore difficile de dire si ces nouveaux usages de visualisation patrimoniale et de déambulation urbaine seront facilement adoptés par les publics et les touristes, il peut être nécessaire de réfléchir aux formes de monstration que propose ce type de dispositif. Car, au-delà de cette nouvelle manière d’écrire un itinéraire de visite, ce système de médiation du patrimoine monumental et urbain paraît construire un nouveau régime de vision et de prescription scopique patrimoniale, et élabore conséquemment une nouvelle façon de voir ce qui semble digne d’être vu.

La réalité augmentée en ville, entre médiation spatiale et exploration patrimoniale

Comme pour tout guide traditionnel, le voyageur dispose avec cet outil d’un système de navigation qui lui permet de s’orienter dans l’espace, une carte où sa situation est en permanence signalée par un point rouge géolocalisé. L’espace, limité au secteur qui connaît une profonde mutation urbanistique et architecturale tout au long du XVIIIe siècle, est émaillé de 9 points d’expériences construisant un parcours d’environ un kilomètre. Cet outil de spatialisation présente tout à la fois une fonction informative, en donnant à voir sur la carte un certain nombre de services caractéristiques de l’industrie touristique5, et une fonction prescriptive, en signalant les objets patrimoniaux qui, au cours de cette expérience, seront dignes d’être “vus”. A priori, le dispositif pensé ici se rapproche donc intimement de ce que peut vivre un visiteur au sein d’une exposition muséographique ou d’une visite guidée : lancé dans une “quête” aux savoirs et à la découverte “artistico-historique”, celui-ci déambule dans un parcours programmé qu’il peut suivre plus ou moins à sa guise.

Carte de navigation permettant de situer les 9 points d’expérience. © Heritage Prod 2012.

Mais la distance avec les objets patrimoniaux n’est pas imposée ici par les logiques de monstration traditionnelles que sont les musées ou les systèmes de médiation présentielle ; parce que l’observateur est nécessairement en action et au sein même de ce parcours, il y a fusion entre les signes du passé observés et le contexte d’observation. L’usager est alors placé dans une position d’explorateur et, plus qu’un simple spectateur, devient acteur de sa découverte. Ne fait-il pas dès lors l’expérience d’un nouveau regard patrimonial, où il n’est plus question de seulement voir, mais aussi et surtout de regarder, et même de savoir regarder6 ? L’acte de regarder l’environnement urbain joue ici sur ce rapport complexe entre le visible, la ville d’aujourd’hui, et l’invisible, la ville d’hier.

On assiste ainsi à la mise en place d’un objet hybride qui permet une certaine exploration de données spatiales et historiques, tout en créant un espace de perception clos, obscur et individuel qui isole d’une certaine manière le voyageur de la ville qu’il arpente. Les usagers, isolés par le dispositif de portage, sont rassemblés en certains points précisément localisés sur le tissu urbain, mais chacun capte des échos du passé légèrement différents, puisque c’est leur position qui détermine ce que diffuse l’écran. Parce qu’ils sont nécessairement décalés dans l’espace géographique, les images qu’observent ces visiteurs subissent le même décalage. Le système projectif de la réalité augmentée ménage donc véritablement l’insertion de l’observateur dans l’image.

Le dispositif de visualisation qui “isole” le visiteur. © Heritage Prod 2012.

Si les régimes scopiques impliquent “une disposition particulière du corps dans l’espace, une gestion du mouvement, un déploiement des corps individuels, tous corrélats qui codifient et normalisent l’observateur à l’intérieur de systèmes de consommation visuelle rigoureusement définis7, alors à n’en pas douter la réalité augmentée fonctionne bien comme une nouvelle proposition scopique. En multipliant les points de vue variables, où c’est l’observateur qui choisi en définitive ce qu’il souhaite examiner8, en investissant une certaine corporalisation de la vision, les dispositifs en réalité augmentée se détachent tout à la fois du paradigme de la représentation à contempler d’un point de vue fixe9, tout en sur-investissant l’acte individuel d’observation.

Façonnant un genre de récit patrimonial et urbain qui se rapproche de ceux élaborés par l’industrie des jeux vidéos, celui-ci offre un discours qui n’est ni encyclopédique10, ni purement narratif11. Se construit ainsi un univers virtuel et ludique qui transforme la ville en parc à thème historique et numérique, assimilant le paysage à l’écran et l’écran à l’environnement réel et virtuel12.

In fine, on remarque surtout la concrétisation du passage d’un régime d’observation contemplative et distanciée d’un patrimoine bien réel13 et encore en élévation à une observation exploratrice et immersive d’un patrimoine virtuel disparu.

Auteur: Jessica Fèvres – de Bideran (20/12/2012)

Retrouvez d’autres contributions de l’auteur sur le site l’âge du virtuel

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