[OPINION] Laurence Giuliani (Akken): “imaginer les nouvelles narrations dans le tourisme et la culture” !

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Temps de lecture : 8 min

Pourquoi s’intéresser aux nouvelles narrations dans le tourisme et la culture ? Et d’abord, que viennent faire ces narrations dans nos métiers ? Pour répondre à ces questions, Laurence Giuliani, fondatrice de la société Akken a récemment écrit et publié un ouvrage “Les nouvelles narrations dans le tourisme et la culture”. Dans la perspective d’un prochain webinaire sur ce sujet, le CLIC publie ici le premier chapitre introductif de l’ouvrage: “Introduction, ou comment les récits nous habitent”.

[EVENT CLIC] Le lundi 9 décembre 2024, le CLIC et Akken organisent un webinaire sur les “nouvelles narrations dans le tourisme et la culture”. Avec les interventions de Carole Calvez, designer olfactif; Amandine Jeanson, Chargée de projets numériques, Palais des Beaux-Arts de Lille; Nicolas Barret, Directeur EPCC Mémorial de Verdun – Champ de Bataille et Laurence Giuliani, autrice et fondatrice d’Akken. Webinaire réservé aux membres du CLIC. Inscription en ligne obligatoire : webinaire@club-innovation-culture.fr www.club-innovation-culture.fr/event/webinaire-clic-akken-nouvelles-narrations-9-12-2024/

Dans un premier temps, attachons-nous à la notion de récit, qui traverse l’histoire humaine de part en part, depuis que la représentation d’un cochon sauvage datant de 45 500 ans a été découverte en Indonésie, tandis que celle d’un rhinocéros (laineux, bien sûr, en pleine période glaciaire) orne les parois de la Grotte Chauvet depuis trente-six dizaines de milliers d’années.

L’art pariétal, lorsqu’il donne à voir des récits de parties de chasse, vise à transmettre un enseignement, celui des techniques de chasse, ce qui laisse à penser que le récit a ici une vocation de transmission. Pour autant, la très forte présence d’animaux si dangereux qu’ils s’avèrent impossibles à chasser par l’homme préhistorique tend à montrer que ces représentations appartiendraient plus au mode ornemental qu’à celui de la pédagogie.

Récit d’un monde qui nous entoure, nous dépasse, que l’on admire, ou récits épiques face à l’adversité, l’art pariétal n’a pas encore révélé tous ses secrets.

Outre l’expression picturale dont on peine encore à décoder le sens et la fonction, un protolangage a probablement été expérimenté par les Néandertaliens depuis 250 000 ans, dans la mesure où rien ne s’oppose à ce qu’on ait été capable physiologiquement, à cette époque, d’articuler des voyelles, pour évoluer vers un langage plus construit il y a environ 50 000 ans.

La langue orale semble avoir servi avant tout à faciliter la survie de l’espèce : elle permet de prévenir d’un danger, de s’organiser pour gagner en efficacité lors d’une partie de chasse, de coopérer dans la vie de tous les jours. A ce stade, le langage ne semble pas porteur de narration, mais la narration de faits ou de situations vécues permet la coopération, notion chère à l’historien Yuval Noah Harari, clef de la survie de l’espèce humaine au travers des âges.

  • Symboles et signes

Revenons à nos peintures rupestres : en marge des scènes que l’on pourrait qualifier de “naturalistes”, on s’aperçoit que les parois des grottes ornementées sont également marquées de symboles et signes. Apparaissent des signes géométriques comme des croix et des triangles, mais aussi des appositions de mains. C’est ainsi que les archéologues et les historiens sont amenés à s’interroger sur la fonction sacrée de l’art pariétal, qui convoque dans ses représentations des symboles qui portent une charge largement universelle.

Ainsi Yves Coppens, découvreur de Lucy en 1974, qualifie-t-il Lascaux de “sanctuaire”: “Il faut imaginer cet endroit comme un temple réservé à une élite savante capable de déchiffrer le discours symbolique qui se déroule sur les parois. Le monde retient de cette grotte son sublime bestiaire. Les signes qui l’accompagnent sont au moins aussi importants dans le message sacré qu’ils véhiculent.”

Si leur sens nous reste encore inconnu, ces représentations abstraites sont les marqueurs d’une forme de langage dont la fonction excède la nécessité, et qui à leur manière, font récit.

  • Le récit est essentiel à la stabilité des sociétés

Ici l’on a vu que le récit permet de transmettre des connaissances et des pratiques nécessaires à la survie. Le récit est essentiel à la stabilité des sociétés, parce qu’il transmet au travers des époques les expériences et les erreurs du passé.

On a également perçu son caractère sacré, voire spirituel, qui forge un socle de croyances.

Ainsi, le récit infuse nos vies depuis que nous sommes “hommes”, que nous communiquons entre nous – ou avec les éléments/forces/croyances qui nous entourent – en somme, depuis que des formes de langage sont apparues pour faire civilisation.

“Le récit commence par l’histoire-même de l’humanité. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit.” Roland Barthes 

  • Le récit devient mythe

Le récit va devenir mythe, au sens où Roland Barthes, en tant que philosophe, le décrit comme “détenteur d’une vérité qui s’exprime de façon indirecte, selon les modalités d’un système […] qui repose le plus souvent sur l’analogie et la métaphore”. Il s’agit ici de recourir à la figure, à l’imaginaire, pour décrire une vérité par des moyens détournés.

Comme le précise Claude Lévi-Strauss dans “Tristes tropiques”, le mythe n’est pas historique (au sens scientifique du terme) mais symbolique : “Il ne s’agit pas d’un récit de faits réellement advenus, dont seule la quête d’une version originale permettrait de comprendre la signification, mais la production collective immémoriale, à partir des éléments immédiatement accessibles du quotidien (animaux, plantes, fonctions sociales), d’une explication globale cohérente aux contradictions majeures de l’existence encore non expliquées dans la société considérée (naissance et mort, paix et guerres, alternance jour-nuit, etc).”

Ce que dit là l’anthropologue est fondamental pour comprendre en quoi le récit nous permet, à nous humains, de vivre dans ce monde rempli de dangers matériels, mais aussi et surtout de “contradictions majeures” qui heurtent notre compréhension empirique et nous effraient d’autant plus.

Pour se rassurer, les femmes et les hommes vont ériger le récit comme une médiation pacificatrice entre ces forces externes menaçantes (la mort, la nuit, la douleur…) et nos fragiles conditions humaines.

Parce que ces forces nous dépassent, seul notre imaginaire est capable de dialoguer avec elles, tant elles se situent loin de nos rationalités.

En atteste la pluralité des cosmogonies, purs produits de l’imagination humaine, qui viennent nommer pour tenter d’appréhender la création du monde et notre raison d’être. Ces récits mythologiques, comme autant de récits de créations du monde, sont le fondement de presque toutes les sociétés humaines et de toutes les religions, ils cherchent à répondre au besoin immuable de donner du sens à notre présence ici-bas.

Même si l’on peut aujourd’hui expliquer par de rationnelles théories physiques la création de l’Univers, de notre galaxie, de notre planète, de la vie sur terre, il n’en reste pas moins que le caractère extra-ordinaire de cette succession d’événements dépasse très largement notre entendement. Le récit nous aide à nous approprier et à apprivoiser ces mouvements majeurs qui régissent nos vies et sur lesquels nous n’avons aucune prise. Nous les appellerons Dieu, Allah, ou encore Gaïa dans la mythologie grecque, Odin dans la mythologie nordique, Amon en Egypte antique, Fenua à Tahiti…

Ainsi le récit est-il universellement partagé, en ce qu’il nous aide à comprendre le monde qui nous entoure, tant dans ses composantes naturelles que culturelles.

En effet, le récit, c’est également ce qui permet de faire culture, de faire communauté, en somme de faire société.

  • Récit et vivre ensemble

Le langage, et par là-même le récit, est un agent opérant dans le maintien du voisinage social, qu’on appellerait aujourd’hui le “vivre-ensemble” : une majeure partie de nos conversations ont un objet d’adhésion sociale, qui vise à maintenir et valider les relations internes à nos familles, nos tribus, nos groupes d’amis et de proches.

Que faisons-nous à la machine à café avec nos collègues, au bar avec nos amis le soir, au goûter avec notre famille à la maison ? Nous nous racontons des histoires. Nous relatons des situations que nous avons vécues, sous forme de narration : ces histoires ont un début, un milieu, une fin, elles sont racontées par le prisme de celui ou celle qui les a vécues et qui les relate à sa manière, comme un auteur le ferait.

Cette multitude de micro-narrations agit à plusieurs niveaux : elle me permet de rencontrer l’autre et de mesurer mon degré de reconnaissance et d’identification en lui ; elle vient valider et confirmer l’attachement à celles et ceux dont je suis déjà proche ; elle cimente nos communs et participe à l’écriture permanente du récit collectif, qu’il soit sociétal ou familial.

“Rien n’est humain qui n’aspire à l’imaginaire.”  Romain Gary

Parfois, le récit se teinte de fiction, et la métaphore qui avait pour objectif d’imager un phénomène externe s’affranchit de son rôle d’agent de compréhension pour devenir pure invention, poursuivant toutefois le même objectif.

  • “Chez les humains tout est fiction” 

Expliquons-nous, au travers notamment de l’ouvrage “L’espèce fabulatrice” de Nancy Huston. L’autrice, au fil de cet essai, avance la théorie selon laquelle, chez les humains, tout est fiction, dans la mesure où “la narrativité s’est développée en notre espèce comme technique de survie”.

Face au désordre extérieur, nous toutes et tous, par nécessité (par survie), fabriquons du sens, et ce à tous les endroits stratégiques de nos vies. En attestent les nombreux exemples que l’autrice égrène au fil de son ouvrage, que nous citons ici en l’état :

. “Votre nom […] est une fiction. Il aurait pu être autre. Vous pouvez le changer. Les femmes en changent souvent. En se mariant, elles passent d’une fiction à une autre.”

. “L’argent est une fiction : de petits bouts de papier dont on a décrété qu’ils représentaient l’or. L’or est une fiction. Dans l’absolu, il ne vaut pas plus que le sable. ”

Mais aussi : “Nous ne sommes pas la Création de Dieu, il est la nôtre.”

Le propos interroge ici nos croyances fondatrices et montre en quoi les humains se distinguent en tant qu’espèce par leur capacité à produire du sens, à mettre en récit, à inventer des histoires face à un monde qui nous dépasse ; contrairement aux espèces animales ou végétales, qui, en l’état de nos connaissances, font montre de moins d’inquiétude et n’élaborent pas de stratégies narratives pour rendre ce monde supportable.

Nous vivons dans la narrativité parce que le monde est dangereux : nous seuls avons conscience de notre propre mort à venir, inéluctable, et cela change tout. A l’époque de nos ancêtres lointains, cette peur agissait comme un réflexe de survie, une protection, de nos jours elle perdure alors qu’elle n’est plus (ou moins) indispensable.

“Comment survivre ? En se liant, en se liguant. La fonction primordiale des histoires humaines, c’est l’inclusion et l’exclusion.” C’est la création du “nous” et du “eux””. Si Yuval Noah Harari dans son ouvrage “Sapiens” développe la thèse selon laquelle les humains sont en situation de domination parce qu’ils ont su coopérer ; Huston ajoute qu’ils l’ont fait d’une manière des plus sophistiquées, en se regroupant autour de récits communs, qui créent des groupes sociaux rendant notre présence au monde possible.

Ces récits sont “tout à la fois la monnaie et la devise d’une culture, en ce sens qu’une culture […] s’emploie à compiler […] ses propres normes. Ses mythes et ses contes, ses drames et même ses reconstitutions historiques, sont non seulement la mémoire de ces normes, mais, pour ainsi dire, de tout ce qui y contrevient de façon notoire.”

L’on peut conclure avec Jerome Bruner, psychologue américain et auteur du livre “Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?” que la vie collective ne peut s’organiser qu’autour de ces narrations, en tant que “traduction dans les conventions du récit qui permet de convertir l’expérience individuelle en une monnaie collective.

Ces “nous” que nous évoquions plus haut font commun autour de leurs récits propres, qui sont la matière-même de leur fondation.

En effet, “raconter une histoire, ce n’est pas demander à l’auditoire de s’y conformer ; c’est l’inviter à considérer l’univers comme s’il était intégré à l’histoire. Partager des histoires, c’est créer une communauté interprétative.”

“En somme, les histoires nous procurent des modèles du monde.”  Jerome Bruner

Ce texte est extrait de l’ouvrage “Les nouvelles narrations dans le tourisme et la culture”

Laurence Giuliani – Editions Territorial – Publié le 29/05/2024

“Les nouvelles narrations dans le tourisme et la culture” – Concepts, outils et retours d’expérience

Une méthodologie pour transformer votre manière de communiquer avec des récits engageants

L’ouvrage explore l’impact des narrations dans le tourisme, les musées et le patrimoine, offrant des clés pour captiver les visiteurs et susciter des émotions mémorables. Il permet de concevoir des expériences empathiques, à travers des méthodes design et une participation active du public. Avec une première partie théorique et une seconde riche en exemples concrets, cet ouvrage est une mine d’inspiration pour tous les professionnels de la médiation culturelle.

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Webinaire CLIC Akken sur les “nouvelles narrations dans le tourisme et la culture”

SOURCE: Laurence Giuliani / Editions Territorial

PHOTO: Akken / Jérome Fihey

Date de première publication : 21/11/2024

Akken est membre du CLIC

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